« When you walked out, you did me a favour
You made me see reality
That love is a bourgeois construct
It’s a blatant fallacy
You won’t see me with a bunch of roses
Promising fidelity
Love doesn’t mean a thing to me.«
(Pet Shop Boys, Love is a Bourgeois Construct)
Les récits sériels, qui s’étendent sur plusieurs épisodes et saisons, prêtent le flanc au risque de se briser, de se terminer plus ou moins abruptement, comme toute entreprise de longue durée — nous pensons ici aussi au couple, bien entendu. La fin d’une série peut être en effet comparée à la rupture amoureuse. Comme le disait David Bordwell, d’une manière ou d’une autre, les séries télé vont briser notre cœur… soit parce qu’on s’attache et elles se terminent, soit parce que nous pourrions devoir quitter ce monde avant leur fin…
Quelques témoignages d’étudiant.e.s qui parlent de leur expérience avec la fin des séries.
Les séries télé et l’amour endeuillé
par Ariane Hudelet
Mise en garde : cet essai vidéo et son texte d’accompagnement divulgâchent certains éléments majeurs de l’intrigue des séries en question.
Si les séries télévisées savent, tout comme un roman, un film, ou un poème, dépeindre la passion ou l’emballement des sens, leur longue durée et leur forme épisodique les rendent particulièrement aptes à représenter des formes d’amour qui durent et évoluent, qui déclinent ou renaissent. Loin des structures en trois ou cinq actes caractéristiques de formes plus courtes, il est difficile d’imaginer une série dont la seule ligne téléologique tendrait vers la conclusion « ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants ». Même lorsqu’elles prétendent suivre ce schéma, comme How I Met Your Mother par exemple, la multiplicité des lignes narratives et la forme étendue semblent destinées à contrecarrer le projet affiché. La richesse de la forme sérielle réside plus, il me semble, dans sa capacité à prendre le temps de suivre les aléas et fluctuations de l’amour romantique, familial ou amical, et à tracer ses incarnations toujours plus diverses au fil des évolutions sociales.
L’investissement émotionnel et sentimental des publics est également très fort : nous aussi nous vivons ces relations dans la durée, et pouvons ainsi développer un degré d’attachement intense avec ces personnages, un investissement aigu dans les relations qui les unissent. Ainsi, parce que nous « vivons » avec la télévision comme l’a étudié Amy Holdsworth, il arrive que la mort subite d’un personnage soit, chez nous aussi, liée à un sentiment de deuil. La perte et le deuil s’inscrivent, pour les spectateurs comme pour les personnages, dans la durée – nous ressentons le manque d’autant plus cruellement que nous avons partagé de longues heures avec tel personnage désormais absent, et que nous continuons à vivre avec ce monde fictionnel, sans elle, sans lui.
Le pouvoir émotionnel de ces moments de perte et de deuil est cristallisé par la performance des actrices et acteurs : en effet eux aussi subissent cette perte, sachant que le tournage continuera désormais, pour l’essentiel (à l’exception de flashbacks occasionnels, ou de retours surnaturels), sans cette partenaire, sans cet acteur avec qui ils ont partagé de longues années de travail. Parfois, il peut s’agir d’un soulagement (la mort d’un personnage peut d’ailleurs être dictée aux scénaristes par la volonté d’un interprète de quitter le projet – c’est le cas dans The Good Wife), mais quelle qu’en soit la connotation, le sentiment de perte et d’absence est ancré dans la vérité du tournage, de la production.
A titre personnel, je crois que j’ai rarement autant pleuré devant un écran qu’à la mort de Nate Fisher dans la saison 5 de Six Feet Under – peut-être parce que je venais de vivre un deuil familial proche, pour lequel la série, que j’avais commencée à regarder quelques années auparavant, m’avait aussi « préparée », en un certain sens. Bien sûr, une mort soudaine peut avoir comme but principal le choc spectaculaire de l’inattendu, comme c’est le cas pour la mort de Ned Stark dans Game of Thrones par exemple (S1E9), ou être réversible, comme dans Buffy the Vampire Slayer, où à plusieurs reprises, Buffy meurt et revient à la vie. Mais ce qui m’intéressait pour cet essai vidéo, c’est la manière dont les séries, au-delà du choc, disposent du temps et de la forme adéquate pour matérialiser divers aspects du deuil d’un être aimé. Il ne s’agit pas tant de suivre les « cinq étapes du chagrin » selon le modèle controversé de Kübler-Ross, que de susciter un sentiment plus général de perte de repères, d’incompréhension, d’absurdité, de convoquer un rapport au temps et à l’espace soudain modifié, un mélange d’hyper-sensibilité et d’engourdissement, voire d’abrutissement, face à l’inacceptable absolu.
En cinq minutes, il aurait été impossible de rendre compte de la complexité du traitement de la perte d’un personnage aimé. J’ai dû ainsi réduire le nombre de séries prises en compte : au départ, j’avais aussi pensé à Six Feet Under, à This Is Us, et même à Succession, dont le très remarqué épisode 3 de la saison 4 s’attache aussi à cette question, même si on peut s’interroger sur le terme « amour » dans le cadre de la famille Roy. Finalement, j’ai choisi de faire dialoguer seulement deux séries séparées d’une dizaine d’années, Buffy the Vampire Slayer et The Good Wife qui, malgré leurs genres différents, s’attachent très précisément à nous faire partager la douleur de la perte, à un moment inattendu : la mort accidentelle de la mère de l’héroïne, Joyce Summers, dans Buffy, et celle, violente et spectaculaire, de Will Gardner, collègue, ami, amant puis ex-amant, de l’héroïne dans The Good Wife.
Dans un format si court, il s’est révélé nécessaire d’adopter une approche plus poétique qu’explicative (Keathley, Mittell et Grant) pour évoquer, sans ambition d’exhaustivité, ce qui rapproche deux séries dont la représentation du deuil a fait date (Gilbert). L’épisode « The Body », diffusé le 27 février 2001, est l’un des plus étudiés de la série. Il débute par la brève scène qui clôturait l’épisode précédent, où Buffy rentre chez elle et découvre sa mère inanimée. L’épisode est remarquable par sa représentation anti spectaculaire du deuil, Whedon souhaitant se concentrer pas tant sur la douleur ou la catharsis, mais sur sa dimension irréelle et étrangeté, qui se matérialise concrètement à l’écran par de longs moments de silence et de vide, par un sentiment de suspension du temps et par l’inquiétante étrangeté de lieux familiers (Gilbert). Diffusé le 23 mars 2014, l’épisode de The Good Wife intitulé « Dramatics Your Honor » contient, hors cadre, la mort violente de Will, tué par l’un de ses clients en pleine audience, lors d’une fusillade destructrice. L’acte n’est pas montré, mais symbolisé par des détails : des regards et des gros plans en amont, les bruits des coups de feu entendus depuis les autres salles d’audience, puis une chaussure isolée dans une mare de sang – celle de Will, qu’il a perdue en essayant de se mettre à l’abri. C’est l’épisode suivant, « Last Call », qui s’intéresse plus précisément aux conséquences concrètes et intimes de cette mort soudaine – on y retrouve certains effets proches de ceux de « The Body », tel le silence, un ralentissement du temps, des plans fixes sur des espaces vides ou des corps immobiles.
Le travail sur Final Cut Pro X m’a peu à peu conduite à rapprocher trois moments distincts dans chaque série, pour créer un nouveau dialogue entre les deux récits, autour de la forme de la boucle, ou de l’écho, qui me semblaient appropriés pour évoquer le ralentissement du temps, le sentiment d’absurdité, et le refus de l’inéluctable.
1. La découverte
La structure non téléologique de la série contribue au choc lié à l’inattendu : contrairement à un roman dont la « compression révélatrice des pages » (une expression de Jane Austen à la fin de Northanger Abbey[1]) indique que la fin est proche (et donc, potentiellement, une résolution qui peut prendre la forme d’une mort), contrairement aussi à la structure classique d’une tragédie où la mort est inéluctable, ou au format limité plus ou moins à deux heures du film de cinéma qui nous renseigne sur l’approche inéluctable d’une résolution, ici ce choc survient de manière fortuite, inattendue – peu importe que la mort soit spectaculaire ou banale, elle nous prend par surprise. Elle a lieu hors champ : on ne voit pas Joyce ni Will mourir, mais on en prend conscience en même temps que les autres, par le point de vue de Kalinda et Diane, ou celui de Buffy, et c’est parce qu’on ne s’y attend pas que la scène est si glaçante. Le moment de prise de conscience a lieu dans un cadre quotidien dans Buffy : l’héroïne rentre chez elle, s’apprête à taquiner sa mère sur sa nouvelle relation amoureuse. Dans The Good Wife, Kalinda et Diane pensent que Will est en train d’être soigné dans une autre salle de l’hôpital et gardent espoir, lorsqu’elles réalisent que son corps a été laissé derrière un rideau.
Du fait de la temporalité étendue de la forme sérielle, les deux séries prennent le temps de représenter les ramifications de ce choc, et la difficulté de comprendre ou d’accepter la situation. La juxtaposition des deux scènes de révélation du corps mort est en ce sens particulièrement éclairante : dans Buffy, l’inattendu est matérialisé pour les spectateurs par la faible profondeur de champ : on distingue à peine cette forme inerte à l’arrière-plan, que l’on remarque juste avant l’héroïne. Dans The Good Wife, cette fois, ce n’est pas la profondeur de champ mais le cadrage qui isole théâtralement, à travers deux rideaux, le détail incongru de la chaussure manquante de Will. Que les tons soient chauds ou froids, le choc de la révélation, retardé un instant par la profondeur de champ ou par le cadrage, s’inscrit ensuite sur le visage des personnages, face caméra – des visages-miroirs qui reflètent notre propre incrédulité.
En inversant le mouvement de la séquence, l’idée était de s’attarder paradoxalement sur ce moment qui représente, précisément, un basculement vers l’irréversible. J’ai choisi aussi de jouer avec la temporalité de la vidéo – en ralentissant certains passages de la musique du générique au début, en choisissant de mettre en boucle certaines parties du dialogue aussi, il s’agissait de rendre compte de la manière dont ces épisodes travaillent la matière temporelle pour donner corps à ce sentiment de suspension ou d’étirement douloureux. En cinq minutes, il était impossible d’épouser la durée, c’est donc la forme de la boucle et de l’inversion qui m’a semblée intéressante pour faire écho à la perception altérée du temps que proposent ces épisodes.
2. Le déni
Les deux séries représentent ensuite le moment de déni face à l’inacceptable, là aussi par un montage sobre – dans les deux cas, c’est un cut brutal qui ramène l’héroïne à la réalité de la situation : non, Joyce, n’a pas été ramenée à la vie par le massage cardiaque, et non, Will n’a pas été confondu avec une autre victime défigurée. Le son me semblait ici contribuer à la dimension pathétique de ces deux exemples – notamment avec la voix interrompue de Joyce au milieu du mot « time » (le temps, précisément, semble arrêté), et le retour à la formulation impersonnelle de la secrétaire médicale dans The Good Wife (« Sorry, may I help you ? », dans une situation où, précisément, aucune aide n’est plus possible).
3. Déformations
Enfin, la dernière étape de ce nouveau dialogue rapproche les deux héroïnes, Buffy et Alicia. Si la perception du temps est altérée, l’espace semble aussi déformé par l’événement traumatique : les deux séries multiplient les très gros plans et les plans larges déformés par le grand angle, ainsi que des cadrages tronqués reflétant la perte de repères et le trouble des personnages. Le choix de plans sur des espaces vides, ou partiellement vides, permettent aussi de matérialiser la physicalité de la perte, de l’absence. Lorsque Buffy doit appeler Giles, les chiffres du téléphone apparaissent immenses et déformés, comme dans un cauchemar. C’est aussi un téléphone qui cristallise l’inquiétante étrangeté de l’absence pour Alicia (et la différence entre les deux appareils reflète aussi les 13 années séparant les deux épisodes). Arrivée dans les murs du cabinet Lockhart Gardner, Alicia est confrontée à une dernière manifestation technologique de la présence de Will : le message sibyllin qu’il lui a laissé et qui qu’Alicia sera incapable d’interpréter. Les gros plans sur sa main, son œil, et sur l’écran du portable avec son ironique « call back », suscitent là aussi un ralentissement du temps et une déformation du monde physique évoquant l’absurdité et l’incompréhensible. Alicia ne parviendra pas plus à élucider ce message ambigu qu’à donner sens à cette absence, reflétée par l’espace vide du bureau vitré de Will, vers lequel elle dirige alors son regard. Ce champ-contrechamp déséquilibré se charge, pour les spectateurs, d’une valeur particulière puisque nous avons, au fil des nombreux épisodes, accumulé de nombreux souvenirs liés à ce type d’échanges de regards d’un bureau à l’autre, ainsi qu’à leurs d’échanges électroniques. Ce regard sans objet matérialise ainsi, non seulement le manque de l’héroïne, mais aussi l’épaisseur du temps partagé avec les spectateurs.
La forme de l’essai vidéo, permet donc de mettre en exergue, par la répétition, juxtaposition, ou déformation de certains plans et passages sonores, quelques aspects qui rendent si poignante la représentation de la mort inattendue d’un être cher dans une série télé. L’amour dans les séries est en effet essentiellement lié à un sentiment d’instabilité, de fragilité et d’incertitude (Boni), une fragilité inscrite dans la forme de la forme sérielle-même, toujours soumise à une menace d’arrêt inattendu, comme l’explique Tristan Garcia :
l’expérience de l’amateur de séries télévisées s’apparente à celle d’une relation sentimentale, menacée sans cesse par la possibilité de la mort de l’autre, et j’avance l’hypothèse selon laquelle notre empathie pour les personnages de série serait en fait fondée sur notre empathie pour la forme fragile des séries elles-mêmes, qui nous promettent l’infini en s’exposant épisode après épisode et saison après saison à un arrêt brutal. (Garcia)
Buffy the Vampire Slayer (The WB / UPN, 1997-2003)
Game of Thrones (HBO, 2011-2019)
Good Wife (The) (CBS, 2009-2016)
How I Met Your Mother (CBS, 2005-2014)
Six Feet Under (HBO, 2001-2005)
Succession (HBO, 2018-2023)
This is Us (NBC, 2016-2022)
Austen, Jane. Northanger Abbey. 1817.
Bloustein, Gerry. “And the Rest is Silence: Silence and Death as Motifs in Buffy the Vampire Slayer”. Music, Sound and Silence in Buffy the Vampire Slayer. Eds. Paul Attinello, Janet K. Halfyard, Vanessa Knights. Farnham: Ashgate, 2010. 91-108.
Boni, Marta. Perdre Pied. Le Principe d’incertitude dans les séries télé. Tours : Presses Universitaires François Rabelais, à paraître.
Bordow, Ryan. “How Buffy’s Structure Makes “The Body” an All-Time Great Episode”. TVObsessive, 21 mars 2022.
Garcia, Tristan. “Les séries qui nous quittent, les séries que nous quittons », TV/Series 7, 2015. https://doi.org/10.4000/tvseries.286
Gilbert, Sophie. “The Body”: The Radical Empathy of Buffy’s Best Episode, The Atlantic, 9 mars 2017.
Hargraves, Hunter. “To Trust in Strange Habits and Last Calls: The Good Wife’s Smartphone Storytelling”, Television and New Media, 1er août, 2016.
https://doi.org/10.1177/1527476416653482
Holdsworth, Amy. On Living with Television. Durham et Londres: Duke University Press, 2021.
Keathley, Christian, Jason Mittell, et Catherine Grant, eds. The Videographic Essay: Practice and Pedagogy. 2019. http://videographicessay.org.
Kübler-Ross, Elizabeth. On Death and Dying. New York: Macmillan, 1969.
Millman, Joyce. “The Death of Buffy’s Mom”. Salon. Printemps 2001. https://www.salon.com/2001/03/12/buffy_mom/
Stommel, Jesse. “I’m Not a Dead Body; I just Play One on TV: Buffy the Vampire Slayer and the Performativity of the Corpse”. Slayage: The International Online Journal of Whedon Studies. 8.1 [29]. Spring 2010.
https://www.whedonstudies.tv/uploads/2/6/2/8/26288593/stommel_slayage_8.1.pdf
[1] « The anxiety, which in this state of their attachment must be the portion of Henry and Catherine, and of all who loved either, as to its final event, can hardly extend, I fear, to the bosom of my readers, who will see in the tell-tale compression of the pages before them, that we are all hastening together to perfect felicity. » Jane Austne, Northanger Abbey, Chapter 31.